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Le 29 mai 2025, la Cour supérieure du Québec a confirmé la constitutionalité du gel de la carte électorale décrété par l’Assemblée nationale en mai 2024. La Cour a conclu que pareil gel enfreint l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés (« Charte »), mais que cette atteinte est justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique (test de l’article 1er).

L’Association canadienne des libertés civiles (« ACLC ») est heureuse de constater que ce jugement avalise explicitement l’un des arguments qu’elle a avancés à titre d’intervenante, soit qu’une loi qui interfère avec un processus établi de redécoupage de la carte électorale sans en proposer un nouveau enfreint l’article 3 de la Charte. L’ACLC est toutefois déçue de constater l’importance que la Cour a accordée, au stade du test de l’article 1er, au fait que le gel de la carte électorale avait été adopté à l’unanimité par l’Assemblée nationale.

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En mai 2024, l’Assemblée nationale a interrompu le processus habituel de redécoupage des circonscriptions électorales par la Commission de la représentation électorale (« Commission ») au motif que la législature souhaitait se donner du temps pour réformer les critères sur la base desquels la Commission effectuerait son travail. Ce processus de redécoupage, requis à chaque seconde élection en vertu de la Loi électorale, vise notamment à ce que le vote de certains citoyens ne soit pas indûment dilué en raison de leur lieu de résidence.

Ce gel de la carte électorale faisait suite à la controverse déclenchée par la recommandation préliminaire de la Commission de combiner les circonscriptions Bonaventure et Gaspé afin de réaligner le pouvoir de vote des citoyens qui y résident avec la moyenne provinciale. En pratique, ce gel empêche aussi la Commission de remédier à la dilution observée du vote de citoyens résidant dans d’autres circonscriptions du Québec.

Une coalition de citoyens résidant dans ces circonscriptions a contesté le gel de la carte électorale. Devant la Cour, cette coalition a soutenu que l’interruption des travaux de la Commission et la tenue des élections de 2026 sans nouvelle carte électorale violent de manière déraisonnable et injustifiée leurs droits démocratiques protégés à l’article 3 de la Charte.

En ce qui a trait à l’évaluation de l’atteinte à l’article 3 de la Charte, la Cour supérieure a reconnu l’importance, dans une démocratie, du droit fondamental des citoyens de jouer un rôle significatif dans le processus électoral. Cette protection constitutionnelle inclut le droit à une représentation effective – un concept qui prévoit non seulement une parité relative du pouvoir de vote peu importe la circonscription de résidence, mais aussi la prise en compte d’autres facteurs, tels que la géographie, l’histoire et les intérêts de la communauté et la représentation des minorités.

À ce stade, la Cour s’est intéressée au résultat du gel de la carte électorale (c.-à-d. la dilution du vote des citoyens de certaines circonscription au-delà de l’écart à la moyenne toléré par la Loi électorale) ainsi qu’au processus suivi pour parvenir à ce résultat. Quant à ce dernier point, la Cour a accepté l’argumentaire de l’ACLC voulant qu’il y ait nécessairement une atteinte à l’article 3 lorsqu’une loi interfère avec le processus de redécoupage établi sans en proposer un nouveau.

La Cour supérieure a toutefois conclu que cette atteinte à l’article 3 était justifiée par l’article 1er de la Charte, notamment vu l’existence d’un lien rationnel entre le gel de la carte électorale et l’objectif poursuivi par l’État. Cet objectif a été défini comme celui de préserver les voix des régions en déclin démographique et de donner au législateur un temps de réflexion pour mener un débat de société quant aux critères de découpage de la carte électorale.

Au stade de l’analyse de l’atteinte minimale de la mesure choisie au droit garanti, la Cour a reconnu l’existence d’au moins une alternative au gel de la carte électorale, mais a fait grand cas de l’unanimité ayant entouré la décision de l’Assemblée nationale d’interrompre le processus de redécoupage. La Cour a évoqué l’existence d’une coutume parlementaire voulant que les lois électorales doivent faire l’objet d’un large consensus parmi les partis représentés et a conclu qu’en l’absence de preuve voulant que des alternatives possibles auraient généré pareil consensus, le gel de la carte électorale satisfait au critère de l’atteinte minimale.

Ce faisant, la Cour supérieure s’est retrouvée à renverser le fardeau de preuve habituellement applicable à l’analyse de l’article 1er, puisqu’elle a exigé des demandeurs – et non de l’État – qu’ils administrent la preuve relative à l’atteinte minimale. Aussi, la Cour a écarté ou tout simplement ignoré plusieurs alternatives disponibles qui auraient pu être moins attentatoires aux droits des demandeurs, telles que la poursuite du travail de la Commission, l’ajout de sièges, ou l’octroi d’un statut particulier à la Gaspésie. Ces options auraient pu être adoptées de façon temporaire et revisitées dans le cadre de la réforme plus large à laquelle l’Assemblée nationale souhaite s’attaquer après les prochaines élections.

À la dernière étape du test, la Cour a conclu que les bénéfices du gel l’emportent sur ses effets néfastes. La Cour a motivé l’essentiel de cette conclusion en indiquant que les importants effets néfastes de la mesure sur les demandeurs – la dilution de leur droit de vote – ne seraient que temporaires, puisque le gel de la carte électorale n’est valide que pour la prochaine élection.  En contrepartie, la Cour a noté l’importance accordée par le législateur aux effets favorables de la mesure, soit le fait de préserver la circonscription dans la Gaspésie. Or, certaines alternatives au gel de la carte électorale auraient pu permettre de préserver les intérêts de la Gaspésie sans porter atteinte à ceux des demandeurs, ou encore de ne porter atteinte que de façon temporaire aux intérêts des résidents de la Gaspésie.

Dans le récent arrêt Working Families, la Cour suprême du Canada rappelé que les tribunaux doivent examiner de plus près le choix du législateur dans les cas où les droits au cœur de notre démocratie – tels que ceux garantis à l’article 3 – sont en jeu. L’unanimité de la mesure adoptée par l’Assemblée nationale semble avoir mené la Cour supérieure à faire preuve, au contraire, d’une déférence exagérée à l’égard du législateur. Pareille approche soulève des questions, particulièrement vu le conflit d’intérêts structurel dans lequel les partis élus se retrouvent dès lors qu’ils adoptent des lois à teneur électorale.

L’ACLC remercie Julien Boudreault, Patrick Plante et Filipe Costa du cabinet Borden Ladner Gervais pour leur excellente représentation pro bono dans cette affaire.

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